23.03.2023

Pourquoi la transition tunisienne a-t-elle pris ce chemin?

La transition démocratique tunisienne, symbole d’espoir dans le monde arabe a perdu de son éclat. Depuis le 25 juillet 2021, le nouvel homme fort du pays, Kais Saied, a démantelé tout l’édifice institutionnel né de la constitution de 2014 avec une rapidité et une facilité déconcertante .

La transition démocratique tunisienne, symbole d’espoir dans le monde arabe a perdu de son éclat. Depuis le 25 juillet 2021, le nouvel homme fort du pays, Kais Saied, a démantelé tout l’édifice institutionnel né de la constitution de 2014 avec une rapidité et une facilité déconcertante : instances indépendantes, parlement, collectivités locales, tout y est passé. Fait plus remarquable, il a aussi réussi à rompre avec toute une méthode de gestion du pouvoir qui associait les corps intermédiaires et la société civile au dialogue et à la mise en place des lois et des politiques publiques.

Des forces démocratiques marginalisées

Le plus saisissant est que cette rupture se soit imposée sans résistance sérieuse. Les différents appels à manifester dans la rue à l’appel de l’opposition politique ont été timides. Les dénonciations de la société civile sont restées lettre morte et ne sont pas allées au-delà de communiqués symboliques et sans effet. Comment expliquer cette léthargie alors que bon nombre d’observateurs estimaient que la société tunisienne avait suffisamment « d’anticorps démocratiques » pour empêcher le pays de dévier à nouveau vers l’autoritarisme ?

En ce moment, commence à se développer l’idée que le « processus du 25 juillet » a pu être possible grâce à l’absence de réaction forte des « démocrates » contre les annonces de Saied au soir. Ce serait la timidité, l’hésitation, ou le soutien critique à l’activation de l’article 80 qui auraient permis à Saied d’en arriver là où il en est aujourd’hui. La raison de cet errement serait dû à une « hostilité obsessive » de cette partie de l’élite politique et intellectuelle par rapport au parti Ennahdha.

Ces analyses expriment un déni de la réalité chez celles et ceux qui les partagent. Elles s’appuient sur une tendance qui existe bel et bien dans certains milieux politico-intellectuels mais elles lui donnent un poids disproportionné sur les événements actuels.

Faisons de la politique fiction : au soir du 25 juillet 2021, après le discours de Saied activant l’article 80 et annonçant la suspension du parlement, l’ensemble des partis d’opposition, des syndicats et des associations de la société civile font front commun. Ils appellent au retour aux institutions et font part de leur opposition radicale aux décisions du président. Est-ce que cette donnée seule aurait changé radicalement les rapports de force ? Aurait-on vu des dizaines de milliers de tunisiens descendre dans la rue pour défendre la constitution ? Ou aurait-on quand même vu les célébrations populaires du 25 juillet au soir ?

Il était déjà trop tard pour freiner le cours des événements le 25 juillet et il n’y avait probablement aucune autre issue possible. Les conditions étaient déjà réunies pour la « réussite » de ce nouveau processus et sont le fruit de plusieurs errements et de tendances structurelles qui ont caractérisé la scène politique tunisienne.

Ne pas prendre Saied au sérieux : le péché originel de l’élite politique

S’il faut pointer des erreurs de jugement chez l’élite politique tunisienne, il faut remonter au second tour des présidentielles en 2019. Qu’il ait été fait par opportunisme politique ou par opposition sincère à Nabil Karoui, le soutien quasi unanime à Saied lui a permis d’avoir un état de grâce et une légitimité sur lesquelles il continue aujourd’hui de construire toute sa démarche. Saied avait pourtant ouvertement déclaré à plusieurs reprises qu’il voulait changer de régime politique pour construire son utopie.

De plus, il ambitionnait de réaliser ce projet sans disposer de députés à l’assemblée. À l’époque, on avait acté avec une certaine arrogance l’échec de son projet du fait de cette contradiction. Or le danger

résidait précisément là : par sa démarche Saied montrait qu’il refusait de jouer le jeu des institutions de la constitution de 2014 et qu’il ne considérait pas cette dernière comme une référence légitime.

L’erreur tragique, partagée aussi bien par les décideurs politiques, la société civile ou les observateurs étrangers est d’avoir cru que l’année 2014 marquait la fin de l’Histoire. Une grande partie des élites s’est mentalement enfermée dans un récit où la constitution de 2014 était incontournable et où aucune alternative ne pouvait être pensée en dehors de ce cadre. C’est la raison pour laquelle beaucoup d’entre eux n’ont pas pris au sérieux le discours de Kais Saied en 2019 et ont accueilli favorablement son élection, alors même qu’il promettait ouvertement de renverser la table et de provoquer une rupture radicale avec l’ordre en place.

Les principaux leaders politiques ont essayé de surfer sur la vague populiste sans anticiper que celle-ci allait les engloutir. Ils auraient dû prendre au sérieux le nouvel homme fort du paysage politique et le traiter avec respect comme un adversaire au lieu de croire qu’ils pouvaient le coopter. Dès les résultats du premier tour des présidentielles, ils auraient dû se montrer critiques et appeler à l’abstention. Leurs critiques ultérieures de Saied auraient été ainsi plus crédibles et audibles. Au lieu de quoi, les divers avertissements (notamment quand ils venaient d’Ennahdha) n’ont été interprétés par les citoyens que comme un retournement de veste hypocrite.

Démobilisation et dépolitisation

En plus des erreurs de jugement de l’élite politique, le développement de la situation actuelle s’explique par plusieurs tendances de fond :

-Des partis politiques extrêmement faibles, peu ancrés dans la société et discrédités par leurs échecs au pouvoir. Les partis tunisiens ressemblent plus aujourd’hui à des associations de cadres qu’à des organisations populaires dotées d’une base militante solide pouvant investir le terrain et mobiliser les citoyens.

-Une société civile démobilisée et affaiblie par plusieurs défaites successives (la non concrétisation des recommandations de la COLIBE ou l’incapacité à peser sur Saied et toutes les décisions post-25 juillet). Seule l’UGTT semble être un contre-pouvoir mais aussi puissante est-elle, elle est pour le moment bien seule.

-Une dépolitisation très forte de l’ensemble de la société tunisienne qui a commencé de manière progressive vers l’année 2014. On paie notamment ici le prix du consensus entre Nidaa Tounes et Ennahdha. On a beaucoup trop sous-estimé le dégoût provoqué par cette politique du consensus chez un grand nombre de personnes politiquement engagées (qu’elles soient dans le camp séculariste ou islamiste) qui ont estimé qu’elles n’étaient que des pions au service des ambitions deux « cheikh » (Rached Ghannouchi et Béji Caid Essebsi). La stabilité politique relative a été obtenue au prix d’une désertion citoyenne des enjeux publics et d’une indifférence à la politique. C’est ce vide qui profite aujourd’hui aux tentations absolutistes et permet au pouvoir de faire cavalier seul.

À l’heure actuelle, outre les urgences immédiates dans la défense des droits et libertés, il est important que les organisations démocratiques et progressistes (partis, associations, syndicats) réfléchissent à leur échec et se remettent en cause. Il faudrait notamment promouvoir plusieurs points : une véritable démocratie interne, un renouveau générationnel et une sortie de l’entre-soi militant, enfin une réflexion sérieuse et pragmatique des défis de la Tunisie dans son contexte international actuel (crise de la mondialisation néolibérale, dérèglement climatique, bouleversements technologiques qui vont impacter le monde du travail) qui sorte des analyses ethnocentriques et stéréotypées des dernières années.

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