08.03.2024

L’échec immuable de la « guerre contre le terrorisme »

23 ans après le 11 septembre : l’aveuglement persiste

Les réactions occidentales aux attaques du 07 octobre par le Hamas ont quelque chose de familier. Les commentateurs comparant le 07 octobre en Israël à ce que les américains ont vécu le 11 septembre ont raison, mais la comparaison n’est peut-être là où ils le croient. Les deux événements ont en effet créé un climat où la rationalité a disparu du débat public pour laisser place au mieux à l’émotion, au pire à l’hystérie et la chasse aux sorcières.

Beaucoup d’observateurs ont bien entendu pointer la responsabilité de Netanyahu et son gouvernement dans les événements du 07 octobre. Mais uniquement à travers un paradigme sécuritaire, notamment le fait que les forces israéliennes étaient postés en Cisjordanie pour protéger les colons et leurs exactions au lieu de surveiller la frontière avec Gaza. Le 07 octobre est plus qu’un échec sécuritaire c’est l’effondrement intellectuel de toute une doctrine de la lutte anti-terroriste qui remonte à loin et que Benjamin Netanyahu a défendu avec constance au cours de sa carrière.

 

Lutte contre le terrorisme : une obsession et un aveuglement ancien

Dans un ouvrage publié en 1986 intitulé « Terrorism. How the west can win »[1], Netanyahu avec plusieurs contributeurs (allant de généraux israéliens à l’orientaliste Bernard Lewis) détaille sa méthode pour la compréhension du « terrorisme » et la manière de le vaincre. L’ouvrage aurait été bien perçu par le président Ronald Reagan à l’époque qui « aurait recommandé à tous les hauts responsables de son administration et cité comme une influence dans son financement illégal des contras nicaraguayens »[2]Près de quarante ans plus tard, la « victoire contre le terrorisme » se fait toujours attendre. Netanyahu récidivera en 1995 avec un ouvrage au titre quasiment similaire « Fighting Terrorism: How Democracies Can Defeat Domestic and International Terrorists »[3] où il développe exactement la même vision.  

Dans la conclusion de son premier ouvrage en 1986, l’actuel premier ministre israélien écrit ce paragraphe particulièrement significatif :

"La cause première de la terreur est la violence. Cela s'explique par une vision du monde qui affirme que certains objectifs idéologiques et religieux justifient, voire exigent, que l'on se débarrasse de toutes les inhibitions morales. Dans ce contexte, l'observation selon laquelle la cause première du terrorisme est les terroristes est plus qu'une tautologie "[4].

Le terrorisme serait une essence en soi. Il ne se comprend pas, il existe en tant que tel. Des acteurs sont violents parce qu’ils sont simplement violents et il n’existe aucune explication qui puisse y être donnée. Il ne sert à rien de contextualiser, de réfléchir ou d’apporter des nuances. Seule une réponse sécuritaire et militaire peut être apportée à ce phénomène. L’idée sous-jacente d’une telle lecture est de mettre sur le même plan tous les groupes armés quand bien même auraient-ils des différences fondamentales. On peut mettre dans le même sac des groupes aussi différents que le Hamas, le Hezbollah, Daech, Al Qaida, les FARC colombiens ou le PKK Kurde.

Dans une critique acerbe du livre, feu Edward Said écrivait que « l'ensemble du livre repose sur le postulat que les démocraties occidentales et leurs dirigeants sont crédules, mous et stupides, une condition dont le seul remède est qu'ils abandonnent leur essence "occidentale" et deviennent violents, durs et impitoyables. »[5].  

Said pointait également l’essentialisme qui caractérise l’ouvrage sur les populations arabes et musulmanes qui légitimait l’usage indiscriminé de la violence contre elles : « Ainsi, si vous pouvez démontrer que les Libyens, les Musulmans, les Palestiniens et les Arabes, d'une manière générale, n'ont d'autre réalité que celle qui confirme tautologiquement leur essence terroriste en tant que Libyens, Musulmans, Palestiniens et Arabes, vous pouvez continuer à les attaquer, ainsi que leurs États " terroristes " en général, et ne pas vous poser de questions sur votre propre comportement. »[6]. Les mots de Said ont encore toute leur pertinence pour comprendre la situation d’aujourd’hui à Gaza.

 

Le tournant du 11 septembre

Le 11 septembre va permettre à la vision de Netanyahu de triompher idéologiquement. L’heure est au choc des civilisation entre l’Occident (ou le « monde libre ») d’un côté et les « barbares » de l’autre, à la guerre contre « l’axe du mal », aux lois anti-terroristes liberticides, à la guerre illégale contre l’Irak sans mandat de l’ONU et à la marginalisation des revendications du peuple palestinien.

Dans une audience qu’il donne au congrès américain en septembre 2002, Netanyahu se permet de donner une liste de pays qu’il suggère de bombarder et d’en faire tomber les régimes[7] : Irak, Iran et Libye. Deux de ces pays (l’Irak et la Libye) ont été bombardés et les conséquences s’en ressentent encore aujourd’hui. S’il n’a pas pu ajouter l’Iran à son tableau de chasse, au moins aura-t-il réussi à faire capoter l’accord sur le nucléaire grâce à Donald Trump. Sur le cas irakien, Netanyahu promettait ceci " Si vous éliminez Saddam, le régime de Saddam, je vous garantis que cela aura d'énormes répercussions positives sur la région. ».[8] Au regard des conséquences de la guerre d’Irak, c’est objectivement une des déclarations les plus embarrassantes jamais prononcées par un dirigeant politique dans l’histoire.

La politique mise en place par Georges W Bush et les néoconservateurs après le 11 septembre 2001 ont profondément changé le monde. En pire. Les guerres d’invasion contre l’Afghanistan et l’Irak ont été un désastre politique, militaire, stratégique et humain. La guerre contre l’Irak a donné naissance à Daech et à ses atrocités, tant dans le monde arabe qu’en Europe. Et le « terrorisme » n’a toujours pas été vaincu, bien au contraire. Dans le conflit israélo-palestinien, toute solution politique au conflit par les Etats-Unis d’Amérique a été exclue, les américains s’alignant purement et simplement sur le gouvernement israélien. Les palestiniens en ont fait les frais lors de la deuxième intifada et sa dure répression.

 

Le 07 octobre : nouveau test et nouvel effondrement

Netanyahu a gouverné Israël presque sans discontinuer depuis 2009. Sa doctrine n’a pas changé et il a eu tout le loisir de la mettre en œuvre méthodiquement. Et pourtant les attaques du 07 octobre ont eu lieu. On a eu beau enfermer deux millions de personnes à ciel ouvert, construire des murs et des barrières avec la plus haute technologie avancée, tout s’est effondré comme un château de cartes en quelques heures.

Cet échec évident ne semble toutefois toujours pas produire la remise en cause appropriée de la « guerre contre le terrorisme ». Bush et les néoconservateurs sont largement critiqués et disqualifiés dans le discours dominant en Occident. Toutefois leur héritage est bien là et beaucoup continuent à en adopter les réflexes, même quand ils sont libéraux ou progressistes. Le président démocrate Joe Biden s’il a mis en garde Israël de ne pas « répéter les mêmes erreurs que les Etats-Unis après le 11 septembre »[9], a estimé que l’attaque du Hamas était le « mal à l’état pur »[10], une lecture qui est en continuité de la « lutte du bien contre le mal » de Bush. Le chef du parti travailliste britannique Keir Starmer, a estimé qu’Israel avait le droit de couper l’eau et l’électricité à Gaza[11]. Une telle déclaration venant pourtant d’un avocat spécialiste des droits de l’Homme en dit long sur l’ampleur à laquelle on s’est habitué à employer la force militaire depuis 2001 et sur l’effondrement des principes du droit international. Entre leur incapacité à aller au-delà de simples regrets sur les morts des civils (sans réelle lecture politique de la situation), leur indifférence à la situation humanitaire de Gaza ou leur alignement pur et simple sur le gouvernement israélien, les forces progressistes occidentales semblent pour le moment incapables d’apporter une réponse politique claire qui se différencie du recours à la force préconisé par la droite.

Tout ce qui a été préconisé par Netanyahu a été appliqué depuis 40 ans : approche sécuritaire, absence de vision et de réflexion politique, utilisation indiscriminée de la force, mise en suspens des droits et des libertés fondamentales. Et la « victoire » promise depuis 1986 (qu’il ne définit même pas) se fait toujours attendre. La même personne mène maintenant à Gaza une guerre d’une violence nouvelle qui fait même craindre un risque de génocide pour la population palestinienne selon la CIJ[12]. Loin d’être une hypothèse terrifiante, la logique génocidaire est un aboutissement tout à fait plausible la pensée de Netanyahu. Quand on estime que la seule force fonctionne, que si la force ne fonctionne pas il faut encore plus de force, on entre dans un engrenage où l’unique issue devient la suppression pure et simple du groupe adverse.

La réaction du monde n’est clairement pas à la hauteur de l’enjeu humain à Gaza, alors même que le mot génocide est désormais prononcé et qu’il devrait totalement changer les paramètres du débat. Si on peut comprendre la realpolitk et son cynisme, il est en revanche difficile de comprendre et d’expliquer pourquoi tant de dirigeants en Occident persistent à s’aligner sur un homme, Netanyahu, qui a montré en 40 ans qu’il ne faisait que se tromper systématiquement.

Dans un article du Washington Post faisant le bilan des 20 années ayant suivi le 11 septembre, Carlos Lozada dit tout son titre : « Le 11 septembre était un test. Les livres des deux dernières décennies montrent comment l'Amérique a échoué »[13]. Le 07 octobre était aussi un test, pour le moment tout l’Occident y échoue de nouveau.

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[1] Benjamin Netanyahu, Terrorism: How the West Can Win. Avon. 1987

[2] « Star of Zion » BY DAVID MARGOLICK, Vanity Fair, JUNE 5, 1996 https://www.vanityfair.com/news/1996/06/benjamin-netanyahu  (that Ronald Reagan reportedly recommended to all senior figures in his administration and cited as an influence in his illegal funding of Nicaraguan contras)

[3]Benjamin Netanyahu, « Fighting terrorism : how democracies can defeat domestic and international terrorists » 1995

[4] Benjamin Netanyahu, Terrorism: How the West Can Win. Avon. 1987

 « The root cause of terroris bridled violence. This can be traced to a world view which asserts that certain ideological and religious goals justify, indeed demand, the shedding of all moral inhibitions. In this context, the observation that the root cause of terrorism is terrorists is more than a tautolo »

[5] Said, Edward W. “The Essential Terrorist.” Arab Studies Quarterly, vol. 9, no. 2, 1987, pp. 195–203. JSTOR, www.jstor.org/stable/41857908. Accessed 29 Jan. 2024

[6] Ibid « Thus if you can show that Libyans, Moslems, Palestinians and Arabs, generally speaking, have no reality except that which tautologically confirms their terrorist essence as Libyans, Moslems, Palestinians and Arabs, you can go on to attack them and their « terrorist » states generally, and avoir all questions about your own behavior ».

[7] Israeli Perspective on Conflict with Iraq : https://www.c-span.org/video/?172612-1/israeli-perspective-conflict-iraq

[8]« If you take out Saddam, Saddam's regime, I guarantee you that it will have enormous positive reverberations on the region » Ibid.

[9] Lauren Gambino, « Biden condemns Hamas for ‘act of sheer evil’ and says US citizens taken hostage » 11 october 2023 The Guardian https://www.theguardian.com/us-news/2023/oct/10/biden-hamas-hostages-israel-gaza

[10] Remarks by President Biden on the Terrorist Attacks in Israel, October 10, 2023, https://www.whitehouse.gov/briefing-room/speeches-remarks/2023/10/10/remarks-by-president-biden-on-the-terrorist-attacks-in-israel-2/

[11]Middle East Eye, « Israel-Palestine war: Keir Starmer supports Israel's 'right' to cut Gaza's water and power », 11 October 2023   https://www.middleeasteye.net/news/israel-palestine-war-keir-starmer-criticised-right-cut-gaza-water-power

[12] APPLICATION OF THE CONVENTION ON THE PREVENTION AND PUNISHMENT

OF THE CRIME OF GENOCIDE IN THE GAZA STRIP https://www.icj-cij.org/sites/default/files/case-related/192/192-20240126-ord-01-00-en.pdf

[13] Carlos Lozada, “9/11 was a test. The books of the last two decades show how America failed”, Washington Post, Sept. 3, 2021 https://www.washingtonpost.com/outlook/interactive/2021/911-books-american-values/

Cet article est traduit de l'article original publié par IPS
Pour lire l'article en anglais, veuillez cliquer sur le lien suivant: https://www.ips-journal.eu/topics/foreign-and-security-policy/the-war-on-terror-and-continued-western-failure-7371/