12.07.2022

Psychologie des foules : pourquoi le discours rationnel ne traverse pas les esprits ?

En Tunisie et partout dans le monde, des personnalités populistes parviennent à atteindre le pouvoir en empruntant un discours irrationnel qui ‘joue sur les émotions au détriment de la raison et porte la dramatisation du scénario à son extrême’. [1]

 

Cette hypersensibilité à l’affectif s’accompagne d’un rejet voire d’une radiation de plus en plus importante du discours rationnel qu’on accuse d’élitisme et de transcendance. Ce qui inquiète dans cette nouvelle mode surtout dans notre pays, c’est que les émotions n’apportent généralement pas de solutions consistantes, ou du moins, elles apportent des solutions fausses ou faussées pour en tirer profit, par la suite, politiquement.

Mais réellement, d’où vient cette affinité à l'irrationnel ? Et pourquoi le cartésianisme n’arrive pas ou plus à affoler la masse ?

Nous allons essayer de creuser différentes terres pour mieux visualiser le problème dans sa globalité. Du culturalisme à la sociologie et la psychologie sociale pour atterrir finalement à la psychanalyse, ce modeste essai se veut léger et succinct dans le dessein de nous rapprocher de la compréhension.

 

Un phénomène supra-civilisationnel ?

Cette vague de populisme se présente supra-civilisationnelle invalidant de ce fait toutes les barrières culturelles.

Samuel Huntington dans son livre The Clash of Civilizations défend la thèse d’une pluralité culturelle mondiale. Cette théorie, qui a entamé une nouvelle ère dans la décomposition des relations géopolitiques en post guerre froide, propose une division du monde en huit civilisations distinctes [2] : occidentale, slave-orthodoxe, islamique, africaine, hindoue, confucéenne, latino-américaine et japonaise. Huntington suppose que ces civilisations, étant donné leurs particularités linguistiques, historiques et religieuses, vont former la nouvelle base des désaccords internationaux ultérieurs à la place des guerres idéologiques d'autrefois (entre l’URSS et l’Occident de 1945 à 1991).

Nonobstant leurs divergences substantielles, ces civilisations se rencontrent dans leur capacité à élire un leader politique populiste, et pour n’en citer qu’un, selon l’ordre cité ci-dessus, on peut énumérer : Donald Trump (Etats unis), Alexandre Loukachenko (Biélorussie), Kais Saïd (Tunisie), Jerry Rawlings (Ghana)[3], Narendra Modi (Inde), Xi Jinping (Chine)[4], Jair Bolsonaro (Brésil) (Les références ont été ajoutées seulement pour les personnages dont la catégorisation populiste n’est pas universellement connue).

Ceci dit, l’attractivité de ce discours irrationnel populiste parvient à transcender le ras culturel et civilisationnel. Elle n’est pas spécifique d’une civilisation particulière mais au contraire elle dépasse ce cap pour exciter les sociétés indépendamment de ses croyances, son histoire et de sa langue. Un phénomène mondial qui ne laisse aucune terre indifférente.

 

Le déclin de la rationalité, un fait social ?

Depuis la fin du XIXème siècle, et l’avènement de la sociologie, un courant a été conçu pour définir un nouveau rapport entre individu.es et société sous une équation simple : la société > la somme des individu.es.

Cette approche, dite holiste, postule qu’il existe un phénomène communautaire qui organise la vie de tous les individu.es qu’Emile Durkheim, père fondateur de la sociologie, avait nommé : le fait social.

Le fait social, pour faire court, est pour la vie sociale, ce qui est la gravitation pour la matière. Il(elle) la conditionne.

Durkheim définit le fait social comme étant une force extérieure aux consciences individuelles mais qui est doté d’un pouvoir coercitif sur elles. Pour le dire plus simplement, le fait social, c’est lorsqu’un.e individu.e est tenu.e à avoir un tel comportement dans telle situation et à respecter des règles de convenance préétablies. Par exemple, lorsqu'un.e supporter d’une équipe de football, naturellement timide et introverti.e, se transforme dans la foule en une personne déchaînée, agitée, qui insulte l’adversaire et casse les sièges du stade et les jette sur la police. En fait, ce/cette supporter, dans cet état d'esprit, s’est laissé.e emporter et s’est converti.e à une norme qu’il/elle n’avait pas choisie. Une norme qui lui est extérieure mais qui exerce sur lui/elle une sorte de pression de contrainte.

Même situation à laquelle fait face la raison. Je m’explique : Il s’est constitué, surtout avec le développement technologique récent, une nouvelle norme - un fait social nouveau- qui affirme que ni les élites ni leur rhétorique ne sont crédibles [5].

A l’inventaire, on aura une prédisposition à la résistance imposée déjà par la société, facilitée par un lynchage électronique impuni, pimentée par les chambres d’écho des réseaux sociaux et leur contenu décrédibilisant toute figure ayant un capital académique ou politique quelconque. Être élitiste - considérer les élites comme supérieur de par leurs connaissances et défendre d’être gouverné par eux - est devenu une injure et une insulte. Par conséquent, tout ce qui est amassé autour de l’orbite de l’élitisme, à savoir la rationalité, la science, la logique, le bon sens, la déduction, etc. se sont métamorphosés en des invectives. Et comme la foule ne raisonne pas [6], ne remet rien en question, elle concède devant ce qu’on lui avale.

 

“Peu aptes au raisonnement, les foules sont au contraire très aptes à l'action.” [7]

Cette phrase culte de Gustave Le Bon dans Psychologie des foules résume le fonctionnement organique de celles-ci. Le Bon considère la foule comme une entité compacte indissociable et irréductible aux individu.es qui la composent. Elle est régie par “la loi de l’unité mentale”. Elle possède des caractéristiques, et là vient la partie la plus importante, pour ne citer que les grandes lignes : l'impulsivité, l'irritabilité, l'incapacité de raisonner, l'absence de jugement et d'esprit critique, l'exagération des sentiments, la suggestibilité [8]. Ces caractéristiques dépeignent cette tendance des âmes à adhérer aux faits sans raisonner.

En abrégé, les foules sont imperméables au raisonnementlogique, mais elles sont très perméables à des associations d'idées que nous pourrions juger primaires ou invraisemblables.[9]

Mais Gustave Le Bon avait publié son livre à la fin du XIX siècle. A cette époque, la foule était naturellement un ensemble de personnes présentes physiquement dans un même endroit. De nos jours, avec l’avènement des réseaux sociaux, la facilité avec laquelle les individu.es pourraient communiquer les un.es les autres et avec les possibilités de discussions et d'interactivités dans des groupes-ghettos, ces caractéristiques citées ci-dessus se sont étalées pour intéresser aussi un ensemble de personnes qui ne sont pas forcément dans le même endroit. Les foules ont évolué, elles peuvent désormais être physiques et virtuelles, et de ce fait, possèdent éventuellement un potentiel d’amplification énorme.

On avait constaté ceci en 2019, entre les deux tours de l’élection présidentielle, et à la suite de la diffusion de la chaîne télévisée Al Hiwar Ettounsi d’une émission au cours de laquelle ont été prononcées des positions qui touchent à l’image de Kais Saïd, une campagne de boycott en masse a été mise en œuvre à laquelle ont adhéré plus que 900 milles utilisateur.rices de Facebook [10]. On a pu voir ici l’impulsivité et l’exagération des sentiments de la foule qui étaient l'aboutissement d’une simple suggestion faite par un.e administrateur.rice d’une page soutenant le candidat.

En médecine, on parle d’endémie lorsqu’il y a diffusion d’une maladie contagieuse dans une région déterminée et d’épidémie lorsque celle-ci est diffusée rapidement et brutalement dans plusieurs endroits en même temps.

A cause des réseaux sociaux, l’âme de la foule avait acquis la capacité de se renouveler et s’étendre perpétuellement tout en conservant ses caractéristiques. Elle est passée de ce fait de l’état endémique -une foule dans la rue- à l’état épidémique -une foule virtuelle- avec des frontières indéterminées. Dès lors, un nombre de plus en plus important de personnes abandonnent la sphère de la rationalité.

 

Que nous dit Freud ?

Nous venons de voir que la foule possède une influence considérable sur les affinités de l’individu.e. Mais existe-t-il déjà une prédilection psychologique congénitale pour un discours irrationnel ?

La réponse à notre question nous vient de Sigmund Freud. Ce psychanalyste, qui a changé le cours de l’histoire par l’introduction à l’humanité la notion de l’inconscient, divise la personnalité de l’individu.e en trois entités : le Moi, le Surmoi et le Ça. [11]

Le Surmoi : c’est l'héritier des interdits et des normes parentales. Il est également le descendant du Surmoi de nos parents. C'est la Loi intérieure qui dicte ce qui est bien ou mal. Sévèrement voire cruellement, il juge, censure et punit le Moi à son alignement avec les exigences pulsionnelles du ça.

Le Ça : c’est le lieu des pulsions, notamment de la libido (énergie vitale qui englobe nos désirs, nos envies, nos pulsions de vie de manière générale et désigne notre activité sexuelle concrète et imaginaire). Le ça ignore les jugements de valeurs, la morale, le bien ou le mal. Son fonctionnement est régi par le principe de plaisir. Il pousse à la jouissance et défie les interdits.

Le Moi : c’est une partie du ça qui a subi une différenciation particulière en étant au contact avec la réalité extérieure. C'est l'instance psychique à laquelle se rattache la conscience et c'est lui qui communique avec le monde extérieur. Son rôle est de préserver l'équilibre psychique du sujet en s'adaptant aux contraintes imposées par le ça et le surmoi.

Tous les psychologues s’accordent sur le fait que la part inconsciente de l’appareil psychique est majoritaire. Des neuroscientifiques estiment que celle-ci occupe 90% de notre activité mentale [12].

Si cette entité inconsciente se compose, selon Freud, du Surmoi et du Ça, cela veut dire que celle-ci incorpore la partie mystique, pulsionnelle, automatique de notre personnalité. En conséquence, sa stimulation lors d’une allocution d’un.e politicien.ne par exemple -c’est-à-dire la stimulation d’une part, de l’héritage parental, des Lois avec lesquelles nous sommes grandi.es, des jugements sociétaux et d’autre part, des plaisirs et des pulsions inhumés- ne pourrait en réalité qu’être accueillies les bras ouverts.

Par opposition, le discours rationnel qui n’excite que le un dixième de notre psyché, il ne cible réellement qu’une partie dérisoire de celui-ci. Une partie trop faible pour être savourée et parvenir à traverser immanquablement notre esprit.

 

Conclusion

Cette aversion de ce qui peut être catégorisé de rationnel tient ses origines de plusieurs facteurs. Les faits sociaux mis en place, l’influence de la foule sur les prises de décisions, les réseaux sociaux qui viennent affirmer les idées préconçues des individu.es pour les rendre une réalité et la composition psychologique naturelle des êtres humains, tous ces éléments coexistent pour nous aider à cerner les raisons derrière cette impuissance de la rationalité.

 

A propos

Tunisian Democracy Lab

« Tunisian Democracy Lab » se consacre au développement d’idées innovantes pour la participation et la mobilisation politique des jeunes. Le projet a pour ambition de promouvoir le rôle du citoyen.ne actif/active dans la participation politique et la définition des politiques. Le concept Tunisian Democracy Lab combine innovation, activisme, politique et technologie.
« Tunisian Democracy Lab » est un dispositif propulsant la participation politique des jeunes s’appuyant sur un laboratoire d’innovation et de mobilisation numérique.

 

Bibliographie

[1] https://journals.openedition.org/mots/20534

[2] https://www.cairn.info/magazine-sciences-humaines-2010-1-page-16.htm

[3] https://polaf.hypotheses.org/files/2013/04/008008.pdf

[4] https://ses.library.usyd.edu.au/bitstream/handle/2123/18429/Xi%20Jinping-%20Communist%20China%e2%80%99s%20first%20populist%20president.pdf?sequence=2&isAllowed=y

[5] https://institutdelors.eu/wp-content/uploads/2020/08/socialnetworksandpopulism-dittrich-jdib-april17-2.pdf p 5

[6] La psychologie de la foule - Gustave le Bon - p 42

[7] idem - p 7

[8] idem - p 25

[9] idem - p 53-55

[10] https://www.webdo.tn/2019/09/18/elhiwar-ettounsi-visee-par-une-campagne-de-boycott/

[11] https://www.psychologue-montpellier34.fr/2018/01/02/psy-actualit%C3%A9s-moi-%C3%A7a-et-surmoi/

[12] https://www.lemonde.fr/culture/article/2013/08/22/le-cerveau-et-ses-automatismes_3461861_3246.html#:~:text=Conscience%20ou%20inconscience%20ont%2C%20toutes,%C3%A0%20des%20processus%20forts%20diff%C3%A9rents.&text=Selon%20les%20auteurs%20du%20documentaire,le%20dessus%20sur%20la%20raison.

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