19.08.2020

Les travailleurs domestiques migrants et le système de Kafala: le vaste réseau d'oppression

Les frontières sont floues entre les conditions de vie sous le système de Kafala et l'esclavage.

Illustration: Yara Hindawi

Illustration: Yara Hindawi

Dans un effort de sensibilisation à la dure réalité du système de Kafala, le collectif Migrant-Rights.org a publié une série d'infographies interactives intitulée «La vie sous Kafala: la perspective d'un travailleur migrant».

Elle nous met dans la peau d'un homme qui s'est renseigné sur les opportunités de travail dans le Golfe et qui décide de s'y installer. De l'homme qui vous recrute et vous promet un bon salaire au kafil (le tuteur) qui vous prend votre passeport, les infographies mettent en lumière le vaste réseau d'oppression qui permet le maintien du système de Kafala dans le Golfe. Plus les conditions de travail sont difficiles, moins il y a de possibilités pour en sortir. Bien que la situation varie d'un pays à l'autre – quelque chose que les infographies mettent également en évidence – le tableau qui se brosse devant nous n'est pas trop loin de la description de l'esclavage que l'on retrouve dans les manuels scolaires.

L'infographie n'est pas le premier effort des militants du monde arabe pour essayer de faire en sorte que les citoyens des pays pratiquant le système de Kafala (Liban, Jordanie et pays du Golfe) «voient» les horreurs infligées en nos noms. Une campagne libanaise a récemment publié une vidéo montrant des femmes libanaises jouant divers rôles de servitude, accompagnées de leurs « madames » (nom donné aux tutrices) qui sont des femmes venant de pays comme l'Éthiopie, les Philippines, le Sri Lanka, etc. L'idée est bien sûr de faire appel à ce qu'il y a de meilleur en nous, de toucher la corde sensible et de voir le système de Kafala pour ce qu'il est : une cruauté qui doit être abolie.

Au cours de la dernière décennie, de nombreuses campagnes semblables ont été lancées au Liban. Pour une personne qui a écrit sur le système de Kafala pendant la majeure partie de cette décennie, elles sont devenues une sorte de répétition d'un déjà-vu. Si ces campagnes ont leurs mérites et si les militants sont guidés par de bonnes intentions, un aspect fondamental du problème reste toutefois mal compris, à savoir que le système de Kafala est au cœur de l'establishment sectaire contre lequel nous nous sommes soulevés le 17 octobre 2019.

Comme l'a noté Léa Bou Khater, une universitaire libanaise spécialiste de la question du travail au Liban, ces compagnes présentent les solutions comme étant des initiatives individuelles («sensibilisation») plutôt que d'y voir une défaillance directe du système libanais. Les travailleurs migrants ne sont pas maltraités uniquement parce qu'il existe dans la société libanaise de nombreux abuseurs, mais parce qu'il leur est légalement interdit de s'organiser pour lutter contre ces abus. Le gouvernement libanais a en effet refusé de reconnaître le Syndicat des travailleurs domestiques (STD), formé il y a six ans, bien qu'il remplissait tous les critères légaux. Il a même expulsé des enfants de travailleurs migrants, disant à une mère et travailleuse du STD, Renuka Irangani, que «vous êtes ici pour travailler et non pas pour avoir des enfants».

Lors de son congrès inaugural de 2015, le STD était composé de 350 travailleurs domestiques de diverses nationalités et était soutenu par l'Organisation internationale du travail (OIT), la Fédération syndicale internationale (CSI) et la Fédération nationale des syndicats des ouvriers et employés du Liban (FENASOL). Le ministre du Travail de l'époque, Sejaan Azzi, n'a pas fait suite à leur demande de syndicalisation et l'a dénoncée plus tard, sans aucune preuve, comme illégale. Les gouvernements libanais ultérieurs ont été peut-être en désaccords sur tel ou tel sujet, mais ils ont été tous d'accord pour considérer l'organisation du travail comme étant la plus grande menace pour le système de Kafala. Le fait qu'ils jugent nécessaire de maintenir le système de Kafala montre bien qu'il est au cœur du système sectaire du pays. Une vérité qui devient encore plus évidente lorsqu'on met en lumière les liens existant entre le sectarisme, la xénophobie le patriarcat.

Le système de Kafala comme outil d'oppression

Le système sectaire au Liban repose à la fois sur l'oppression patriarcale des femmes/LGBTQ et sur la nécessité de définir la communauté des uns par la négation de celle des autres. C'est la raison pour laquelle des politiciens sectaires tels que Gebran Bassil, du Courant patriotique libre (CPL), ont longtemps et obsessionnellement empêché les femmes libanaises d'être en mesure de transmettre la nationalité, évoquant comme excuse les mariages libano-palestiniens/syriens. Les Libanais qui épousent des Palestiniennes ou des Syriennes ont le droit transmettre la nationalité à leurs enfants, tandis que les Libanaises qui font de même ne le peuvent pas. Il ne s'agit donc pas simplement d'un «calcul» sectaire (la plupart des Palestiniens et des Syriens sont sunnites alors que le CPL est chrétien), mais également patriarcal et misogyne. Pour le dire simplement, le système sectaire doit contrôler le corps des femmes pour se reproduire.

C'est aussi pourquoi il est si nécessaire pour l'establishment sectaire d'exclure de toutes les manières possibles les travailleurs domestiques migrants et de rendre leur travail, lequel est fortement genré, littéralement invisible derrière les portes closes des ménages libanais. Le maintien de leur exclusion est nécessaire à la création d'un « Autre » genré, inséparable de la réalité de la construction sociale des « madames » libanaises qui forgent leur identité à travers la soumission des femmes migrantes, et qui peuvent même faire appel à un sentiment de « blanchité » en opprimant la majorité noire de la main-d’œuvre domestique migrante. Les «madames» peuvent être de n'importe quelle secte libanaise, étant donné qu'elles sont principalement définies par leur classe plutôt que par leur secte. (L'équivalent masculin en est « Sirs » ou « Misters » : c'est ainsi que les tuteurs libanais exigent habituellement d'être appelés par les femmes migrantes. Mais les femmes migrantes sont régulièrement considérées comme étant l'« affaire » des femmes libanaises et non des hommes, étant donné la nature genrée du travail). En d'autres termes, la soumission est inhérente au processus du système de Kafala, sans laquelle ce dernier ne pourrait pas exister.

C'est aussi pourquoi, d'ailleurs, le travail des féministes intersectionnelles au Liban, qui élèvent la voix contre le système de Kafala, a été si crucial. Ce faisant, elles articulent une vision du pays qui inclut une multitude de milieux qui ne trouvent pas place dans une identité restreinte, promue par des seigneurs de guerre sectaires et des oligarques dont la conservation de postes de pouvoir dépende de la propagation de cette même identité. Ne pas réussir à intégrer dans nos revendications anti-sectaires la question des travailleurs domestiques migrants et du système de Kafala risque de perpétuer leur statut d'«Autre » considéré comme un mal contre lequel les Libanais s'unissent, tout comme le gouvernement et divers sectaires et nationalistes le font déjà avec les Syriens et les Palestiniens au Liban. Pour le dire simplement, la lutte anti-sectaire doit être également antiraciste et anti-patriarcale, sans quoi elle risque d'aboutir à une forme d'anti-sectarisme raciste et misogyne. Être anti-sectaire ne suffit pas.

Heureusement, le système de Kafala au Liban a attiré beaucoup plus d'attention qu'auparavant, et en 2020 encore plus que ces dernières années. Des travailleurs de RAMCO qui se mettent en grève aux féministes éthiopiennes d'Egna Legna qui s'organisent pour soutenir les travailleurs migrants quelle que soit leur nationalité, la réponse libanaise à ces actions doit simplement être : comment pouvons-nous lutter pour nos droits alors que leur vie continue ainsi ?

C'est une question que nous pose Banchi Yimer, fondatrice d'Egna Legna. Yimer, elle-même ancienne travailleuse domestique au Liban, m'a décrit ses conditions de travail comme relevant de l'esclavage, comme lorsque «on se trouve en prison sans commettre de crime». La prison ici, ce sont les quatre murs des ménages libanais. Plus largement, cela peut faire référence à l'ensemble de la société libanaise qui a, dans le meilleur des cas, fermé les yeux sur les abus généralisés contre les travailleurs domestiques migrants, et en particulier les femmes noires.

Pour les travailleurs de RAMCO, le fait est qu'ils ne peuvent à aucun moment quitter les sites de l'entreprise. Ils doivent y vivre et y travailler. Ces travailleurs, principalement des hommes indiens et bangladais, ont déclaré avoir été torturés et battus à plusieurs reprises par les forces de sécurité libanaises ainsi que par les patrons de RAMCO. Ils ont même signalé au moins une tentative de meurtre. En février de cette année, 41 travailleurs de RAMCO ont été emprisonnés dans une pièce pendant trois jours, conduits à l'aéroport puis expulsés sans respect de leurs contrats. Cela révèle l'interdépendance de ceux qui sont chargés de mettre en œuvre le système de Kafala, à savoir les employeurs, et de l'État qui permet au système de Kafala d'exister en premier lieu.

Au cours des derniers mois, les conditions de vie des travailleurs domestiques migrants au Liban se sont considérablement dégradées. La dépréciation de la livre libanaise, monnaie dans laquelle les travailleurs domestiques migrants sont payés, combinée à la pandémie de COVID-19, ont durement et particulièrement frappé les communautés de migrants.

La sensibilisation à la laideur du système de Kafala ne suffit pas

Les militants d'Egna Legna concentrent désormais leur attention sur le soutien aux travailleurs qui sont essentiellement jetés par leurs employeurs libanais devant les consulats éthiopiens. Avec la complicité manifeste du gouvernement éthiopien, les travailleurs éthiopiens au Liban sont livrés à eux-mêmes dans un pays qui connaît l'une des pires crises économiques dans son histoire. Au consulat, des militants libanais et éthiopiens ont déployé une banderole sur laquelle on peut lire «End Kafala» (« Mettez fin au Kafala ») et «Rapatriate» (« Rapatriez-nous »), les deux principales revendications des travailleurs migrants au Liban en ce moment.

Étant donné que les travailleurs éthiopiens constituant la majorité des travailleurs domestiques migrants au Liban, l'affaire a donné lieu à des comparaisons entre les manifestations libanaises depuis octobre 2019 et le mouvement Black Lives Matter aux États-Unis. C'est pourquoi, si les Libanais veulent vraiment soutenir Black Lives Matter, nous devons inclure les travailleurs domestiques migrants dans notre lutte.

Il convient de noter ici que Yimer a elle-même essayé depuis de faire appel aux Libanais en leur disant que les travailleurs domestiques migrants «ont pris soin de vos enfants, ils ont nettoyé vos maisons, ils ont pris soin de vos aînés, de vos membres de famille qui ont des problèmes de santé ». Mais contrairement à de nombreuses campagnes libanaises anti-Kafala, Yimer a souligné à quel point la société libanaise dépendait des travailleurs de Kafala. Peut-être que personne n'a aussi simplement exprimé la situation qu'un homme libanais qui a simplement dit que «la plupart des libanais ont besoin de travailleurs domestiques».

Ce sont ces déclarations, en apparence imperceptibles, qui en disent le plus. Et c'est pourquoi je pense que les campagnes visant à «sensibiliser» ne suffisent pas à elles seules. Si nous voulons rester fidèles au processus révolutionnaire que nous avons commencé en octobre dernier, nous devons nous interroger sur la raison pour laquelle il y a eu besoin du système de Kafala au départ. L'ampleur des abus signifie qu’ils n'auraient pas été possibles sans la complicité à un certain niveau de la société dans son ensemble.

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