27.11.2018

Dialogue autour de l'ALECA, avec des participants de la société civile tunisienne (UTAP, FTDES et chercheurs indépendants)

Bruxelles le 27 et 28 novembre 2018

Photo: FES MENA

L’ALECA, ou « l’Accord de Libre Echange Complet et Approfondi » proposé par l’Union Européenne aux autorités Tunisiennes entre dans son troisième round de négociations le 10-14 décembre 2018 à Bruxelles.

Pendant deux jours, une délégation de la société civile tunisienne dont l’UTAP, le FTDES ainsi que des chercheurs indépendants a visité des institutions européennes à Bruxelles, invitée par la Fondation-Friedrich-Ebert. La visite a commencé le 27 novembre par une discussion avec l’experte allemande Bettina Rudloff (SWP), qui a présenté son étude récente sur le sujet (https://www.swp-berlin.org/en/publication/eu-tunisia-dcfta-good-intentions-not-enough/) et des représentants de la société civile européenne basés à Bruxelles. Ensuite, la délégation a rencontré des membres du Parlement Européen faisant partie du groupe « Socialistes et Démocrates » (S&D), qui ont assuré que la Tunisie représente une priorité politique pour l’UE et que l’UE doit garder une grande flexibilité dans les négociations de l’ALECA.

Le deuxième jour a commencé par une réunion avec les syndicats européen et international (ETUC et ITUC). Ces syndicats souhaiteraient développer une position commune avec le syndicat principal Tunisien, l’UGTT. Les syndicalistes ont déploré le fait que la commission européenne est ancrée dans une logique libérale et de droite, supportée par une majorité de centre-droite au le parlement européen. Dans cette logique, les institutions européennes poursuivent une politique de libéralisation sans protection des travailleuses et travailleurs, et des victimes économiques de cette libéralisation.

Finalement, la délégation a rencontré des représentants de la Commission Européenne « DG Trade » et du Service Européen pour l'Action Extérieure. Le représentant de la Commission a insisté sur la grande importance qu’occupe la Tunisie pour l’UE et que l’UE a intérêt à aider la Tunisie à se développer économiquement et socialement. Selon la Commission, la Tunisie pourrait bien profiter d’une coopération profonde avec l’UE et peut faire de l’ALECA un véritable levier de développement.

Des membres de la délégation Tunisienne ont exprimé leur scepticisme aux termes de l’accord surtout que la Tunisie est dans une situation de transition démocratique qui la fragilise économiquement et ne peut pas se permettre en ce moment de crise de négocier un accord d’une telle importance avec l’UE qui représente tout de même une force de 27 pays. Ils ont critiqué aussi le calendrier très serré des négociations qui ne donne pas suffisamment de temps pour bien négocier du côté tunisien. Le représentant de la Commission, de son côté, a annoncé qu’il y aurait une plateforme de dialogue avec la société civile tunisienne en février 2019 à Tunis et que la C.E est réceptive aux avis de tous les acteurs.

Les membre de la délégation tunisienne ont insisté sur le fait que la Tunisie a déjà un « Accord d’Association » avec l’UE, qui est entré en vigueur en mars 1998 et que cet accord n’a jamais fait l’objet d’une évaluation pour analyser ses retombées, spécifiquement sur le secteur textile.

ALECA et Agriculture

La question de l’agriculture en Tunisie est un des axes principaux de la négociation. Pour cette raison nous avons choisi plusieurs experts en économie agraire et un participant de l’UTAP pour faire partie de la délégation.

Ces participants ont exprimé à plusieurs reprises et avec les différents interlocuteurs que l’ouverture totale de l’agriculture tunisienne à la compétition européenne posera un grand problème pour les agriculteurs tunisiens, ceci concerne tout le secteur :

  1. La balance commerciale pour le secteur céréalier est déjà déséquilibrée avec une très grande dépendance aux importations. Cette problématique pourrait s’accentuer après la signature de l’ALECA.
  2. Des règles « sanitaires et phytosanitaires » pour la production agricole seront très coûteux pour la Tunisie, surtout pour les petits et moyens agriculteurs, qui probablement ne pourraient plus continuer à faire face à la compétition des investisseurs étrangers et de l’agribusiness.
  3. Avec un âge moyen de 53 ans et 60% d’analphabétisme, les agriculteurs tunisiens vont avoir des difficultés pour s’adapter aux nouveaux standards de la production agricole. Considérant, une population rurale de 3,6 millions, la situation des petits et moyens agriculteurs est très importante, voire vitale pour la Tunisie.
  4. Avec 450 m3 d’eau par habitant et par an, la Tunisie est déjà en situation de stress hydrique, une situation qui est projetée de s’aggraver avec le changement climatique. Néanmoins, avec l’ALECA une montée du développement agricole par des agribusiness est envisagée. Ce développement pourrait accentuer le stress hydrique en Tunisie et aggraver la situation.
  5. Les participants ont proposé de se limiter à une ouverture sectorielle sur la base des « listes positives » des produits.
  6. La Tunisie ne devrait pas se focaliser uniquement sur la production de l’huile d’olive, mais surtout arriver à avoir une meilleure valeur ajoutée. L’exportation de l’huile d’olive en vrac (« Inward processing ») vers l’Italie et l’Espagne pose un problème et ne permet pas de créer une grande et vraie valeur ajoutée.

ALECA et Tunisie

Les interlocuteurs européens, ainsi que des participants du programme de dialogue ont soulevé au fil des discussions les points suivants :

  1. Le refus du projet de l’ALECA par la société civile tunisienne ne doit pas être compris comme un refus de l’Europe. L’Europe est considéré un partenaire politique, commercial et culturel de la Tunisie.
  2. Le déséquilibre de puissances et expériences en négociation entre la Tunisie et l’UE est un facteur fondamental et représente un grand désavantage pour la Tunisie.
  3. Une approche sectorielle avec une focalisation sur les secteurs qui sont déjà présents dans les chaines de valeurs est préférable. Dans cette perspective, la Tunisie pourrait focaliser ses efforts sur des domaines spécifiques (à identifier) où la réduction des barrières aux échanges aura des bénéfices importants. Par exemple, l'harmonisation des standards sera nécessaire avec des retombées significatives pour les entreprises présentes dans les chaines de valeurs mais elles seront extrêmement couteuses et sans bénéfices certains pour les entreprises qui ne sont pas concernées par les exportations vers les pays européens.
  4. « Qui va gagner du commerce ? » est une question principale parce qu’auparavant les richesses créées par le commerce n’étaient pas équitablement distribuées sur la population tunisienne. Cette question est particulièrement importante partant du principe que l'UE a intérêt à aider la Tunisie pour asseoir une croissance inclusive car de cette manière elle participerait à ancrer les tunisiens chez eux.
  5. Les droits de propriété intellectuelle poseraient un réel problème vue la complexité des procédures et des conditions pour obtenir ces droits.
  6. La question de la mobilité des personnes pour les Tunisiens qui sont susceptibles de travailler ou de fournir un service en UE a été longuement débattue car l’Homme est le créateur de richesse et sa non mobilité va donner un avantage comparatif aux ressortissants de l’UE qui se déplacent librement vers la Tunisie. La perte de temps qu’un Tunisien va subir va aussi engendrer une perte de compétitivité sur des opportunités en Europe.
  7. Le manque de transparence du côté du gouvernement Tunisien vis-à-vis de la société civile et l’opacité du processus de négociation ont été critiqués de la part de quelques membres de la délégation.
  8. L’ignorance des enjeux et des conséquences d’un tel accord sur l’économie tunisienne de la part des députés du parlement tunisien et plus généralement de la part des différents acteurs pose un problème.
  9. La majorité des acteurs n’ont ni les connaissances, ni les ressources pour s’informer d’une manière indépendante sur l’ALECA, ce qui biaise le principe de la démocratie et affecte les choix.

NB : Les points relevés dans les différents entretiens et mentionnées sur ce rapport ne constituent que des constatations regroupées par thème et ne représentent pas nécessairement la position de la Fondation Friedrich Ebert ou la position individuelle de chaque participant.